Texte écrit par Michel Barré à la mort de Freinet et paru dans la revue " Vers l’Education Nouvelle " en 1966
C’est une tâche difficile que de parler d’un homme qui refusa sur sa tombe les fleurs et les discours, de celui qui tenait à rappeler souvent la phrase de Barbusse : " Les mots qui ne sont que des mots sont presque des mensonges ".
Mais, dans la fraternité qui unit les C.E.M.E.A. et le mouvement de l’Ecole Moderne, les mots sont plus que des mots. Parce que je suis, comme tant d’autres, au carrefour des deux mouvements, militant dans les deux camps sans ressentir d’hiatus ou de contradiction, je souhaite simplement montrer à mes amis ce qu’a été et ce que restera l’homme que je voudrais mériter d’appeler mon maître.
Pour la foule, Célestin Freinet est le personnage d’un film : " L’Ecole Buissonnière ". Pour certains, il n’est que le fondateur d’une coopérative de matériel scolaire original, le créateur de l’Imprimerie à l’Ecole et de la Bibliothèque de Travail. Pour d’autres, il est le pionnier de l’école expérimentale de Vence, dans les Alpes-Maritimes. Pourtant, si l’Ecole Freinet représente l’aboutissement d’une œuvre, sa réussite même risque de masquer aux yeux du spectateur hâtif, certaines leçons d’une destinée exemplaire.
Certes, le périple géographique de Freinet tient peu de place sur la carte, mais nous n’avons pas le droit d’oublier ce que furent pour lui Gars, Bar-sur-Loup et Saint-Paul.
LE PETIT PAYSAN DE GARS
En l’accompagnant pour la dernière fois vers son village natal, en effectuant ce retour aux sources qui fermait le quadrilatère de sa vie, beaucoup de ses disciples découvrirent avec émotion à quel point Célestin Freinet avait été marqué par son enfance.
A l’arrivée du cortège dans ces lieux isolés, sauvages et nobles comme seuls savent être les pays de la Méditerranée, à l’entrée de ce petit village du bout du monde auquel notre civilisation refuse maintenant une école, à l’accueil fruste et pathétique de ces paysans sans âge, devant la simplicité de la cérémonie près de la modeste maison natale, nous avons soudain senti tout ce que l’éducateur avait gardé du petit berger.
Qu’il fût paysan, nous le savions tous, bien sûr, même si nous regardions plus loin que le côté folklorique de l’accent et des comparaisons rustiques, mais jamais, je l’avoue, je n’avais compris combien la vie de Freinet était restée fidèle à son enfance de Gars.
Ceux qui, comme moi, furent enfants de ville, ressentiront avec gêne et douleur, la frange de sa pensée qui leur demeure inaccessible. La rusticité de Freinet n’est pas sortie des pages de Giono, mais de l’expérience de sa vie.
Aussi toute son action a-t-elle tendu pour le droit du plus humble, du plus isolé des enfants, aux valeurs authentiques que la culture bourgeoise lui refusait. On mesure sans doute mal la part de défi des expositions d’art enfantin au cœur de l’homme qui nous racontait, encore avec émotion, sa première rencontre avec le dessin : le jour où, par chance inespérée, il avait pu s’acheter un crayon à deux couleurs ; sur une feuille de cahier et en cachant bien cet acte d’indiscipline et de gaspillage, il avait dessiné... un drapeau bleu, blanc, rouge !
Pourtant, s’il voulait que les enfants les plus déshérités puissent accéder à la vraie culture et à la technique moderne, il prétendait aussi ne rien abandonner de celle qui avait été l’unique recours de son enfance : la nature.
La part des méthodes naturelles dans sa pédagogie ne procède pas du mythe d’une nature idéalisée, mais d’une constatation déroutante de simplicité : " Pourquoi nous exténuer à conduire mal, d’une manière artificielle, scolastique, les apprentissages qu’une démarche naturelle réalise sans heurt, pourvu qu’on la favorise ? "
Avec Freinet, les enfants apprirent à lire, à rédiger, à peindre de la même manière naturelle qu’ils avaient appris à courir et à parler, tandis que les apprentissages " méthodiques " de l’école engendraient méthodiquement l’inattention, le dégoût et la dyslexie. La rutilante sucette chimique ne valait pas le miel. Comble d’ironie : c’est aux méthodes naturelles, si souvent méprisées, qu’on demanderait plus tard de réparer les désastres prévisibles de la pédagogie dogmatique, dans les classes de perfectionnement ou de transition.
Cette volonté de concilier les conquêtes modernes et les nécessités de la vie naturelle a pu paraître naguère contradictoire, mais à notre ère de pollution, d’intoxication, d’agressions physiologiques et mentales, le petit berger de Gars nous rappelle les valeurs que nous ne devons à aucun prix laisser perdre.
Le souci de Freinet de mettre en œuvre toutes les possibilités de l’homme, le rendait attentif, sinon crédule, aux prétentions de la science marginale. " Sait-on jamais ? " disait-il parfois devant quelque hypothèse hasardeuse et, si certains refusaient de le suivre en cette confiance dans les possibilités humaines, ils peuvent porter témoignage que jamais le chercheur n’a frayé avec l’obscurantisme ou le spiritualisme nébuleux.
Passé de son village à l’université du pauvre qu’était l’Ecole Normale, il aurait pu se contenter, comme tant d’autres, d’être le chantre de son enfance, de donner des leçons aux autres avec la philosophie ostentatoire du prolétaire parvenu. Il choisit d’être et de rester instituteur.
L’INSTITUTEUR DE BAR-SUR-LOUP
Ceux qui connaissent l’histoire vont me dire : " Et la guerre ? ". Oui, c’est vrai, de 18 à 22 ans, il est saisi par la guerre, mais cette guerre qui l’a frappé, qui lui a labouré la poitrine au point de le laisser pour mort, cette guerre n’entre pas dans son périple, elle n’est qu’une monstrueuse parenthèse.
Freinet, mutilé, dont le premier écrit est un hurlement de douleur " Touché ! ", mettra toute son énergie à nier la guerre et ses blessures, à être un homme de paix. Je ne parlerai plus de la guerre.
Il arrive donc à Bar-sur-Loup, village de métayers, non pas coupé du monde mais misérable, où il va réaliser la première expérience d’éducation populaire sans préalable.
L’école Freinet, qu’il voulait exemplaire, ne doit pas nous faire oublier que la véritable naissance de l’Ecole Moderne se situe dans une classe de 35 petits " sous-prolétaires ", sans autre matériel que les bancs-pupîtres à quatre places. En huit années, de Bar-sur-Loup que rien n’y prédestinait, il fera une capitale pédagogique par son acharnement et son génie d’éducateur. Je l’accorde, génie est un mot écrasant, mais peut-on le refuser à celui qui, le premier, nous a révélé que le génie créateur est la chose du monde la mieux partagée.
A ces sauvageons incultes, il donne le droit et les moyens de composer des histoires, des poèmes ; dans leurs doigts engourdis par les corvées du matin, il glisse des pinceaux et, bientôt, face à la culture académique, fleuriront les oeuvres frustes mais pleines de sève du tout venant de nos écoles primaires.
Certes, on rira bien de lui et d’Elise, sa compagne si riche de sensibilité artistique, lorsqu’ils liront ou exposeront les réussites de leurs élèves, comme on se moque de l’archéologue qui ramasse des bouts de cailloux. Les grands artistes, eux, reconnaissent ce qu’il y a dans ces cailloux d’enfance ; Barbusse, Romain Rolland, Prévert, Lurçat, Picasso ne craindront pas de se compromettre à les encourager.
Cette confiance sans borne dans les pouvoirs de l’éducation n’est pas limitée à l’enfant. Contre ceux qui admettent une nouvelle pédagogie entre les mains des meilleurs maîtres, sans discerner toujours combien cette réserve est infamante pour les autres, Freinet postule de l’éducabilité des éducateurs. Il ne cherche pas une pédagogie d’élite accessible aux seuls êtres d’exception, il accueille les instituteurs, comme les enfants, tels qu’ils sont, pour obtenir d’eux qu’ils se dépassent.
" Les pédagogues-nés n’ont pas besoin de moi, c’est pour les autres que je travaille ".
Parce qu’il condamne l’école traditionnelle, qu’il faudrait plutôt appeler routinière, on a souvent mal vu à quel point il est dans la tradition de l’école républicaine ; c’est le lot des révolutionnaires d’assurer pour l’avenir les valeurs permanentes du passé.
En huit années, tous les jalons d’une pédagogie moderne auront été posés et l’on ne peut apprécier l’œuvre de Freinet par la seule lecture de ses livres. L’œuvre de Van Gogh n’est pas faite en premier lieu des admirables " Lettres à Théo ", mais de ses toiles de la campagne d’Arles ou des autoportraits. L’œuvre d’un peintre, c’est d’abord sa peinture ; celle d’un pédagogue, la pédagogie qu’il a créée.
Sans oublier l’importance de son œuvre écrite, qu’il lui arrivait de sous-estimer lui-même, nous devons souligner que le plus important est, à nos yeux, la diffusion dans des milliers de classes de pratiques éducatives qui marquent un progrès incontestable : le texte libre et le dessin libre, l’imprimerie à l’école et le journal scolaire, la correspondance interscolaire, la lecture naturelle, la véritable coopérative, le calcul vivant, le travail autocorrectif programmé, le fichier documentaire et (dès 1927 !) une utilisation intelligente des moyens audiovisuels. Bien sûr, si Freinet, avec une intuition remarquable, a su incorporer des techniques diverses en un ensemble cohérent, il n’a jamais prétendu être l’inventeur de toutes les idées qu’il met en œuvre. Une lettre récente précise sa pensée : " Les chercheurs, les intellectuels ont découvert les sources, mais s’il n’y a pas l’homme qui canalise l’eau vers chaque village, cette eau sera perdue et sans utilité. Nous sommes ceux qui préparent les canalisations d’amenée d’eau sans lesquelles, quelle que soit la splendeur des sources, les champs ne seront jamais irrigués. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est la besogne la plus difficile. "
Sans mépriser les principes théoriques indispensables, Freinet se soucie d’abord de forger des outils, de dégager une technologie qui permettra sans formalisme, à l’éducateur le plus humble, de mettre en pratiques les idées justes mais trop vagues qu’il trouve dans les livres.
Comme novateur, il a place parmi les Montessori, Decroly, Dewey, mais son originalité profonde est son titre de premier vulgarisateur de la pédagogie moderne.
LE LUTTEUR DE SAINT-PAUL
Ce souci de mettre une éducation humaine à la portée des plus humbles, maîtres comme élèves, lui vaudra rapidement la méfiance et l’hostilité de ceux qui, après s’être intéressés à ses innovations, préfèrent que la liberté soit le privilège d’une caste.
Dans le contexte des années 32-34, Freinet sera en butte aux persécutions du conservatisme virulent. On s’acharnera sur lui et sur ses amis, tout en leur reprochant de n’être que des petits techniciens aux idées courtes. Ce serait faire beaucoup d’honneur à une petite imprimerie ; en fait, ce qui est en cause, c’est une conception de la liberté d’expression et d’apprentissage de la responsabilité.
La calomnie, les menaces d’une minorité vindicative amèneront l’administration à décider " dans l’intérêt de l’instituteur menacé " un déplacement d’office qui serait une capitulation.
Malgré sa volonté de demeurer instituteur du peuple, Freinet préférera se retirer que de se soumettre à la hargne des uns et à la lâcheté des autres. De ce jour, il sera indépendant, mais jamais isolé.
Militant plus que jamais, il restera le grand protestataire, celui qui dénonce la dégradation du métier, la discipline avilissante des écoles-casernes. Son mot d’ordre " 25 élèves par classe ", après avoir provoqué des haussements d’épaules, sera repris par les syndicats.
Contre le travail en miettes, dénoncé par les sociologues, contre la civilisation des loisirs qui n’est qu’une civilisation de consommation, contre la tutelle des technocrates qui se réservent seuls le pouvoir de décision, Freinet lutte pour une société où l’homme se réalise par le travail et la responsabilité, où il n’y ait aucun hiatus entre ses activités de producteur, de citoyen et d’homme libre.
Malgré les sympathies personnelles qu’il aura dans tous les milieux et à tous les niveaux, son indépendance d’esprit ou de langage fera souvent de lui un gêneur et un suspect, tant il est vrai qu’un esprit libre est dangereux et encombrant.
LE FEDERATEUR DE VENCE
Si, pour tout le monde, Vence évoque une école exceptionnelle, pour les membres du mouvement de l’Ecole Moderne, c’est d’abord un lieu de rencontre et d’échange. Certains ironistes aimeraient camper Freinet sous les trait d’un patriarche ou plutôt d’un pape régnant sur son église ; ils n’ont probablement jamais approché un pape. Le nôtre recevait avec la même chaleureuse simplicité le professeur d’université étrangère et le jeune remplaçant, répondant à toutes les lettres, tellement tendu à l’écoute confiante des autres qu’il fallait parfois le protéger, malgré lui, des importuns.
Plus encore que l’animateur, avec Elise, de l’école qui porte son nom, il a été fédérateur d’hommes, à une époque où nos pédagogues découvrent l’Amérique et la psychosociologie. Faut-il rappeler que, depuis 1920, Freinet a organisé sa pédagogie autour des relations du groupe. Dans sa classe, plutôt que de corriger les textes libres individuellement, il les fait lire, choisir et mettre au point en commun. La recherche personnelle dans tous les domaines aboutit à un exposé au groupe. Toute l’activité de la classe est tellement liée aux relations de groupe que la coopérative est la clé de voûte de la pédagogie Freinet.
Il faut même ajouter qu’elle va au-delà de la psychosociologie en rompant le cadre clos du " groupe classe " lui-même. La classe n’est qu’un milieu privilégié parmi d’autres et elle est, comme l’individu, sujette aux névroses de claustration. La rupture du cadre " classe " par les enquêtes, mais surtout le journal scolaire, la correspondance, même au niveau des enseignants, par les confrontations fréquentes, paraît le meilleur garant de l’équilibre de l’éducation.
Si, comme les CEMEA, le mouvement de l’Ecole Moderne a pu, dans un milieu assez individualiste, rassembler des milliers d’éducateurs, c’est de la même façon : en leur proposant un but précis. Les CEMEA se sont proposés la formation des cadres de jeunesse, l’Ecole Moderne la mise en chantier des outils dont l’école a besoin.
Pas d’autre secret de la cohésion que le travail décidé et réalisé ensemble. Par le travail, le groupe, qu’il soit classe ou mouvement, retrouve son unité. Les individus ont pu se heurter ; dès qu’il s’agit sincèrement de se mesurer aux réalités simples et sans indulgence, ils comprennent que leurs oppositions sont bien minces auprès de l’action commune qu’ils ont voulue ensemble.
Car le travail décidé en commun est à la fois un objectif immédiat, une source de responsabilité collective et la meilleure occasion de prendre conscience des perspectives les plus lointaines. En classe, l’édition réellement coopérative d’un journal scolaire implique, de proche en proche, une remise en question de toutes les habitudes scolaires et sociales.
Pour la formation des maîtres, Freinet compte sur cette éducation du travail. Il ne demande pas des cours magistraux d’éducation nouvelle dans les écoles normales et répétait, il y a peu de semaines :
" Pas trop de discours, pas de propagande verbale, montrez votre classe en action. Demandez du travail aux camarades de vos groupes départementaux, qu’ils fabriquent coopérativement les outils qui leur manquent : brochures, fiches-guides, bandes programmées. Dans la confrontation qui naîtra et avec le concours des plus éclairés d’entre eux, ils en auront plus appris sur les vrais problèmes pédagogiques que par de longs discours. "
Après avoir pratiqué longtemps cette démarche en spirale centrifuge qui, d’une action limitée, s’élargit et se généralise par les prises de conscience successives, Freinet en reconnut l’universalité dans toutes les conquêtes naturelles de l’enfant et même dans la méthode du savant et de l’artiste.
Le terme de " tâtonnement expérimental " est devenu le symbole d’une nouvelle approche qui prétend rendre compte de toute démarche humaine, du nouveau-né à Picasso. Le travail d’approfondissement entrepris par Freinet reste inachevé, mais il avait déjà communiqué à ses amis l’ébauche de son travail et cela même est un exemple de sa méthode.
Alors que d’autres préfèrent fignoler une œuvre avant de la montrer, Freinet, s’il avait le souci lointain de la réussite, commençait par essayer. Avait-il une idée encore imprécise, il la publiait, comptant sur les réactions, les contradictions pour approfondir sa recherche.
Digne en cela de l’enfant qu’il observait, il n’a jamais eu la pudeur de ses tâtonnements. Peu lui importait qu’on le traitât de béotien lorsqu’il s’aventurait dans les territoires réservés de la psychologie ou de la programmation ; au grand effarement de tous, et parfois de ses amis, il prenait place, puis, peu à peu, chaque sillon prolongeant le précédent, en semblant parfois le répéter, il élargissait son ère d’évolution et parvenait à prouver qu’il avait eu raison de quitter les sentiers battus.
Aussi, cette dialectique vivante qui ne veut lâcher aucun des fils de la réalité et n’utilise qu’en second lieu l’expérience des autres, a-t-elle été pour les meilleurs de ses amis, plus qu’une attitude pédagogique, une véritable méthode de travail et d’action qui est encore loin d’avoir donné tous ses fruits.
L’œuvre de Freinet n’a jamais été l’apanage d’une secte, elle appartient au domaine public. Chacun pourra y puiser, parfois même, comme certains officiels, sans citer les sources. On fera du " Freinet amélioré " sans se rendre compte qu’il avait lui-même pris option sur un avenir inconnu, car il s’est tellement identifié à l’éducation que son œuvre ne représente pas un état, mais un devenir. La fidélité à Freinet ne peut se résoudre à un hommage vibrant au passé maintenant révolu, c’est un engagement à continuer la tâche interrompue.
Un très grand éducateur vient de disparaître, la poursuite de son combat nous concerne tous.
Octobre 1966 Michel Barré